Un peu de soleil dans un ciel de traîne, quelques rafales de vent presque froid …
Le temps était parfaitement banal le jour ou le monde a commencé à disparaître autour de moi à moins que ce ne soit l’inverse .
A vrai dire, le jour même je n’ai rien remarqué de particulier. C’est plusieurs jours plus tard, plus précisément au travail qu’en y repensant , j’ai compris.
Je me suis rappelé, au moment de passer à la caisse dans l’Intermarché où je faisais quelques courses, avoir choisi la caissière qui m’apparaissait comme la plus triste, presque désespérée.
Pourquoi ? Je ne sais pas vraiment, ou plutôt si ; une sorte de recherche d’adéquation entre la tête de la personne et l’intérêt que peut apporter à un être humain l’acte de passer des produits en caisse pour un salaire de misère.
Peut-être aussi en me disant que je pouvais par quelques remarques d’autodérision ou simplement un peu d’amabilité ou d’humour, amener un sourire sur ce visage fatigué en révélant alors la beauté endormie par le quotidien.
J’avais beaucoup de produits et pas assez de bras.
Je transvasais maladroitement le tout sur le tapis, donnant le sac que j’avais pris en plus de mon panier à roulette pas assez grand, montrait l’honnête vide de ce dernier, tout ça en m’excusant de cette maladresse presque feinte et concluait par un : « Voilà ! Et puis bonjour aussi par-ce-que, quand même ! » accompagné de mon plus beau sourire de gentillesse.
Son visage s’éclaira instantanément les bords de la bouche se relevèrent comme d’un long sommeil, le lumière revint dans ces yeux… Elle était belle et vivante !
Les secondes suivantes furent occupées pleinement par nos activités rapides pour elle, fébriles pour moi. Elle toute à son office, moi remplissant le plus vite possible panier et sac dans un ordre se voulant d’une logique absolue.
Elle m’annonça son verdict : « 74 euros 85 s’il vous plait !» je répondis pour ma défense : « par carte ! ».
Dans une dernière tentative de prolonger voire d’amplifier encore cette lueur, ce sourire, je jouais ma dernière carte. Après avoir glissé dans la fente adéquate ma carte bancaire je me saisissais de mes lunettes accrochées au col de mon pull accompagnant le geste d’un « je vais mettre mes yeux !» souligné par un nouveau sourire de tout le visage histoire de ne pas faire les choses à moitié.
Immédiatement, la réponse vint, fulgurante : « ah, oui ! C’est plus pratique »
Je ne pu m’empêcher alors d’en rajouter au risque de devenir pesant. Une fois les lunettes en place je regardais autour de moi l’air faussement surpris de découvrir où j’étais et les personnes qui nous entouraient. Comme si jusqu’alors nous étions seuls, moi, mes courses, et elle.
Je m’exclamais alors « Ah oui ! Effectivement ! »
Tout en tapant mon code, chose que je fais sans lunettes habituellement, je relevais la tête et avec un sourire que je sentis un peu triste lui lançait : « parfois c’est bien aussi de les enlever pour voir un peu moins le monde! »
C’était gagné ! Le même sourire en miroir, la lueur dans les yeux avec une nuance de tristesse racontant le regard fatigué sur les vicissitudes du monde, et un « bonne soirée ! » qui sonne comme un « à bientôt ! ».
Je répondis sur la même note et partis avec mon panier mon sac mon sourire, sans oser me retourner.
C’est là que j’aurais dû remarquer quelque chose. Tout occuper à mon expérience émotionnelle avec la caissière je n’avais pas remarqué que pendant ce temps-là l’ensemble des autres personnes du magasin semblaient diffuses, floues, un peu fantomatiques.
Pendant mes errances dans les rayons précédemment je les avais bien vu, croisé. J’avais même grogné sur ceux qui occupaient le milieu des allées ou ne prenaient pas de précautions dans l’abord des travées. Mais là en y repensant effectivement, dès mon choix de la caissière le reste de l’environnement, architectural et humains s’était un peu dilués dans la brume.
J’avais sans doute sur le coup automatiquement expliqué cela par l’intensité de mon intérêt sur cet échange un peu particulier mais avec le recul je sentais qu’il y avait autre chose.
Quelques jours plus tard, au travail, ce qui m’amena à me remémorer cet événement fut plus significatif. J’étais comme d’habitude attelé à ma tâche sur mon ordinateur dérangé régulièrement par le téléphone et la porte du bureau largement ouverte sur le couloir dans un signe de disponibilité aux autres que j’affectionne.
C’est justement de ce couloir que surgit le doute !
Comme chaque jour les collègues ayant leur bureau au même étage commencèrent à arriver les uns après les autres et contrairement à d’habitude aucun ne me salua en passant devant ma porte pourtant ouverte.
Au début je ne fis pas attention concentré sur ma tache , mais au troisième passage pris d’un doute je me levais pour aller voir au fond du couloir une de mes collègues qui ne manquait pas d’habitude de me saluer voire même d’échanger quelques considérations subtiles sur la température, l’air du temps, la décomposition accélérée de notre société.
Elle était bien à son poste, concentrée sur sa machine et mon entrée accompagnée d’un « alors on dit plus bonjour ? » sonore, son visage s’éclairant d’un sourie teinté d’étonnement se releva immédiatement.
« Alors t’es là, quand j’ai vu ta porte ouverte sans te voir j’ai cru que c’était le service d’entretien qui avait laissé la porte ouverte ! »
Je lui rétorquais du tac au tac que je n’avais pas bougé de mon poste depuis huit heures ce matin ce qu’elle ne comprit pas me réaffirmant ne pas m’avoir vu en passant dans le couloir.
Devant cette impasse je passais à autre chose le programme de la journée étant comme d’habitude plutôt chargé.
Mais en repartant pour retourner dans mon bureau je passais cette fois en silence dans le couloir, m’arrêtant successivement devant les portes ouvertes ou les parties vitrées des bureaux de trois autres collègues je constatais que bien qu’étant ostensiblement dans leur champ de vision, ils ne faisaient pas mine de me voir. Devant le dernier j’essayais un « bonjour ! » qui provoqua un immédiat changement dans le regard comme si je venais d’apparaître à lui en cet instant précis. Après un échange d’une affligeant banalité je poursuivais mon chemin .
à cet instant me revint la scène du supermarché puis je me remis au travail m’isolant cette fois volontairement à la fois de ces pensées perturbantes et de l’environnement proche.
Le reste de la journée passa, je ne vis pas mes collègues ni me saluer en partant ni même partir et oubliant l’heure tout à mon office je travaillais sans relâche jusqu’à huit heures un quart.
Sortant d’un coup de cette torpeur laborieuse je pris conscience de l’heure tardive et de l’absence d’autres sons que celui de mon ordinateur et de mes doigts sur le clavier.
J’étais sans doute le dernier dans les locaux et ce serait donc à moi de faire le dernier tour et mettre l’alarme. Vingt bonnes minutes de plus avant de pouvoir enfin partir vraiment.
Extinction de l’ordinateur, l’écran. La veste , le sac, la lumière, les clefs. Je fermais la porte du couloir me dirigeais vers le fond du bâtiment . Après le tour de contrôle j’arrivais enfin au rez-de-chaussée vers le boîtier d’alarme après avoir pris soin d’ouvrir la porte sur l ‘extérieur. Je prends toujours cette précaution car même si après la mise sous alarme il reste une bonne minute pour sortir sans problème, le bip bip stressant de la mise sous tension du système me donne systématiquement l’envie irrésistible de m’enfuir en courant.
J’allais pour taper mon code lorsque je constatais que l’alarme était déjà en tension dans tout le bâtiment. Sur le coup par réflexe je sortais précipitamment en refermant la porte, puis là devant le bâtiment, presque essoufflé après ce déplacement certes rapide mais très court dans l’espace, je pris conscience de toute l’absurdité des faits.
Comment si l’alarme était mise avais-je pu arpenter l’ensemble des locaux sans rien déclencher ? Était-ce un dysfonctionnement? Si c’était le cas pourquoi n’étais-je pas au courant ?
J’eus un instant envie d’entrer à nouveau pour en avoir le cœur net ou bien appeler le service de surveillance pour poser la question. Trop troublé sans doute et considérant l’heure tardive je décidai d’attendre le lendemain et de rentrer chez moi.
Parking, voiture, route…
Plus troublé que je ne le pensais ou trop absorbé pour me concentrer vraiment sur la conduite je me trompai plusieurs fois sur un trajet suivi pourtant quotidiennement depuis plus de vingt ans. Je ne reconnaissais plus tout à fait les rues, certains commerces semblaient avoir disparu, des bâtiments manquaient à certains carrefours.
Au bout de ce qui me sembla une éternité j’arrivais enfin à demeure, du moins c’est ce que j’ai cru.
La bonne rue, le bon numéro, l’entrée … Oui c’est bien cela.
Je prends l’escalier, je monte.
Les noms familiers sur les portes des paliers du 1er, du second , j’arrive enfin.
Ce n’est pas ma porte !
Cette porte n’est pas ma porte.
Pas de plaque dessus, une couleur improbable et en tout cas inconnu, le paillasson ridicule annonçant« Bienvenu » !, la serrure blindée du bourgeois craintif … Ce n’est pas chez moi !
Je reste un moment comme groggy après un choc physique.
Je monte au-dessus, c’est bien le voisin du dessus, je descends en dessous c’est bien le voisin du dessous.
Je m’arrête, je n’ose pas retourner devant cette porte étrangère, incongrue à cet endroit si familier.
C’est évident je devrais sonner pour en finir et savoir !
Mais savoir quoi ? Que le lieu où je pense avoir vécu depuis plus de vingt ans n’existe pas, ou plus ?
Je redescends jusqu’à l’entrée, cherche ma boîte aux lettres.
Évidemment celle qui est censée être la mienne est la seule qui n’a pas de nom !
Est-ce un complot ? Un gag ?
Je ressors à l’extérieur.
Je traverse me retourne afin d’observer « mes » fenêtres.
Il y a de la lumière.
Au bout d’instant il me semble même voir à travers les rideaux une forme humaine se déplacer dans le salon.
Je traverse à nouveau, rentre , reprends l’escalier. Je monte et sens monter en moi une colère qui risque de me déborder.
J’arrive, je sonne puis presque sans attendre je frappe sèchement !
J’entends bouger à l’intérieur, la porte s’ouvre…
Rien d’intéressant à la télévision, la température un peu fraîche de cette période ou le chauffage collectif n’est pas encore en marche alors que l’automne est déjà bien installé…
La soirée s’annonçait parfaitement banale le jour où je n’ai trouvé personne à ma porte sur laquelle pourtant on venait de frapper d’une manière plus qu’insistante!